Midi Bascule

S2E12 Chronique de José - L'avenir du journalisme en dystopie

Cette semaine, notre chroniqueur est en colère suite à la mise à sac de Gamekult par Reworld, le groupe de presse qui transforme en néant tout ce qu'il rachète.

Vous m’avez fait peur Midi Bascule, un moment j’ai cru qu’on était reparti sur une émission de danse de couple, « la discopie », mais abordée sous l’angle du regard: le discoscope, genre, ch’ais pas, un dôme dédié où tu peux mater des couples danser du disco, un truc un peu chelou mais bon, l’époque est chelou, alors pourquoi pas, je juge pas. Mais non, il a suffi d’une lettre pour que je me foute dedans, il s’agissait bien de dystopie et non de discopie, ouf, soulagement. Alors bon, entrons dans le vif du sujet, la dystopie, c’est quoi ?

Ce sont des récits de fiction qui ont pour fonction d’appréhender le réel et de le rendre intelligible lorsqu’il tend vers des formes d’organisation que nous avons le devoir moral et collectif de ne pas faire advenir. Je veux dire, si on a encore quelque estime pour la notion de liberté, au sens intrinsèque de ce mot, et d’inviolabilité de la vie, organique et psychique, au moins comme principe général de conduite dans l’existence tant pour soi que pour les autres.

Ça va ? Vous êtes encore là ?

Vous cherchez la blagounette ? Y’en a pas. Désolé. Pas envie. On est à moins d’une semaine de décembre et j’ai besoin de décharger. Après, promis, pendant un mois ce sera esprit de Noël en veux-tu en voilà, mais là, vu le sujet et l’actualité du sujet, juste non. Soyons darks, soyons conséquents.

Et donc, je reprends

Toutes les œuvres qui autrefois relevaient d’une pop culture joyeuse, avec laquelle on jouait à se faire peur en présentant le futur sous un jour cauchemardesque et dont la fonction devait permettre de conjurer dans le présent les périls de l’avenir, sont aujourd’hui devenues une sorte de tutoriel à ciel ouvert pour tout ce qui est en cours. Pour une raison simple, c’est que la technologie s’est suffisamment développée pour que soient désormais applicables des techniques de contrôle et de domination relevant autrefois de la pure science-fiction.

Attention, je ne dis pas que la technologie c’est mal, je dis que quand on invente la bombe atomique, en général, c’est pas pour réchauffer de la tisane.

Enfin, quand je dis « on », c’est une façon de parler, je suis pour ma part tout à fait incapable d’inventer le moindre truc qui serve à quoi que ce soit. Non, moi, si faut faire un tri parce qu’on est trop avant d’embarquer dans l’Arche spatiale d’Elon Musk pour déterminer qui on prend d’utile pour rebâtir la civilisation sur une autre planète après avoir massacré celle-là, je me fais illico direct débarquer à quai. Ou alors je finis dans le frigo à l’état de victuailles pour le trajet.

Je suis comme la plupart d’entre vous, auditeurices. Je vis dans la dépendance technologique. Ma batterie de téléphone portable s’éteint, et, tout de suite, c’est comme si je faisais plus partie des vivants et que j’allais me recevoir un coup de sabre de Michone dans Walking-Dead.

C’est quand même pathétique de dépendre d’un machin qui a foutu un tel souk dans à peu près tout, qui récolte en permanence tellement de données sur toi et moi que les data center où elles sont stockées en savent plus sur nous que nos pères et nos mères et nos potes et nos amours et nous-mêmes et que tout ça est revendu au plus offrant.

Si ça c’est pas du dystopique passé dans le réel, ça. Si c’est pas du 1984 appliqué à la lettre. Et ça s’arrête pas là.

Dans le genre programme dystopique, Reworld Media, tu connais ? Le leader français des médias thématiques. La ligne éditoriale de Reworld : la fusion de la publicité et de l’information. Sa technique ? Le rachat à tour de bras de titres de presse en situation de précarité financière: Vous n’êtes pas sans savoir que depuis l’avènement du web, il y a une crise du modèle économique de l’information. Résultat: des monstres dystopiques comme Reworld naissent. L’info devient la com du produit que l’annonceur finance. Fin du journalisme. Après rachat, le même scénario se répète invariablement : démission en masse des rédactions de journalistes tombés dans les mains de Reworld. C’est arrivé de façon spectaculaire avec Science & Vie, c’est arrivé la semaine dernière avec Gamekult, bastion majeur de l’esprit de fronde et de la presse vidéoludique critique depuis 22 ans qui a héroïquement décidé de se saborder par déontologie dans un live d’anthologie sur le net, plutôt que de plier l’échine. Big hug à Puyo et Lepère. Sanction de Reworld: tous les journalistes ont été démis de leur fonction avant terme et prié de de dégager en quelques heures de la rédaction avec pour ordre de ne plus y remettre les pieds. Ce qui était un site de référence incontournable pour les gamers va être converti en putaclic, expression consacrée pout désigner un contenu dont le titre ou l'aperçu sont construits pour inciter au clic, de manière trompeuse ou excessive, et engendrer du fric et des profits à court terme tout en détruisant la marque du média racheté. Sur les réseaux sociaux la violence des méthodes de Reworld a engendré un raz-de-marée de désabonnement du site et de ses flux d’actualité en signe de solidarité et de soutien à la rédaction de Gamekult. Mais Reworld n’en a rien à battre puisqu’il ne vise pas un public critique ni passionné mais au contraire une clientèle façonnable avec dans sa mire principale les plus jeunes et l’extermination du journalisme et de l’esprit critique pour les remplacer par du placement de produits.

Le scandale de la mise à sac de Gamekult par Reworld a beau avoir été relayé sur Libé, Le Monde, Canal, France Inter et à l’international, le secteur du jeu vidéo a beau générer des milliards et des milliards, sa presse critique en France est aujourd’hui à terre. Et c’est à très court terme la menace qui pèse sur la plupart des secteurs d’information. Je vous passe la censure préventive dont a été victime cette semaine Médiapart mais rien que l’expression: censure préventive, indique bien que le caractère dystopique de la chose a fait son entrée dans la réalité.

Je ne sais pas, chères auditeurices, si de là où vous êtes, vous mesurez l’ampleur de la catastrophe et de la transformation en cours du monde. Chacun de nous est désormais de l’obsolescence en sursis, à moins de se plier et de vendre son âme à l’impérialisme dystopique

Je ne sais pas si c’est réac de dire ça, mais si réac signifie je-suis-pas-très-à-l’aise-avec-le-monde-de-merde-actuel-ni-celui-qui-vient, alors, réac is the new cool, mes amis.

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Emission diffusée en direct sur Radio Vostok, le 25 novembre 2022
Publié le 28 novembre 2022
Crédits photo: © Anne Bouchard

 

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